L'Amour et la Folie

"Tout est mystère dans l'Amour"

Fiami a partagé cette fable avec des enfants chez Madame de Staël au château de Coppet.

Trouver la source de cette fable m’a donné du fil à retordre et mérite d’être raconté.
Étonnamment, sa découverte est liée à Bernard Pivot.

 

La plupart du temps, trouver les origines des fables s’est avéré facile. Pour "l'Amour et la Folie", ce fut une autre histoire…
Par manque de persévérance et par paresse, je n’étais pas parvenu à dénicher la source de cette fable et finit par penser qu’il était possible qu’elle soit l'une des rares fables totalement imaginées par La Fontaine.

Près d’un an après la mise en ligne de la présente page, je me délectais à la lecture de "La mémoire n’en fait qu’à sa tête" du bien aimé Bernard Pivot qui venait de nous quitter. Cette lecture me fit tant de bien que je décidais de la faire durer. Trois semaines après l’avoir commencée, j’arrivais à la page 150 intitulée : « Une Apostrophe de rêve ». Le titre piqua ma curiosité, il devait s’agir d’un des meilleurs souvenirs de ses émissions. Le malicieux Bernard Pivot ouvre son récit en confessant, qu’une fois, une seule, il eut pour invitée une intime (de Lyon comme lui); qu’il ne l’invita pas pour cette proximité, mais pour son talent immense de poétesse de l'amour. L’intime et Pivot étaient amants, elle se nommait Louise. Louise Labé. Ce nom ne me sembla pas inconnu. Pivot précise qu’il l’avait invité à la sortie de la publication de ses "Œuvres" et accompagne son récit d'allusions sur la passion amoureuse qui les liait et de dialogues aussi courts que savoureux entre eux. Immédiatement je me suis demandé si j’avais, dans ma jeunesse, assisté à cet Apostrophes, comme à tant d’autres ; mais aucun souvenir ne remontait en ma mémoire (qui n'en fait décidément qu'à sa tête). N’étant pas littéraire pour un sou, ce nom de Louise Labé me semblait connu. J’essayais d'imaginer la belle, la poétesse des mots et des sens qui avait retourné ceux du pourtant incorruptible Bernard Pivot. Je l’imaginais belle évidemment, vive, douce et décidée, avec une coiffure des années 70, probablement le cheveu court, ou long mais alors en chignon à la Marie-France Garaud. Peut-être aussi avec des lunettes, bref je m’égarais avec délice. Pivot parsème son récit d’anecdotes et de détails sur le tournage, de commentaires piquants et sincères sur, écrit-il :« la comédie amoureuse que nous avions joué devant un million et demi de téléspectateurs ». Quand je terminais cette lecture, il était 10h du matin, et j'avais rendez-vous à 10h30 pour boire un café avec des amis. Je m'y rendis avec l'intention de leur demander s'ils se souvenaient de cette Apostrophes.  Mais la conversation nous porta sur d’autres sujets et j'en oubliai l'ami Pivot. De retour chez moi, après le repas, toujours bercé par la finesse et la malice de ce récit, j’allais le relire comme dessert, mais au préalable, je googlelisais le nom de Louise Labé pour voir la bobine de la Belle. Je dû relire à 3 fois la page de wikipédia pour y croire. Louise était bien Lyonnaise, grande poétesse, mais née et décédée au XVIe siècle… Quelle merveille! J’y avais cru, j’avais donné tête baissée dans l’histoire formidable de « l’Apostrophe de rêve » de Bernard Pivot. « Apostrophe de rêve », tu parles! Il avait tellement rêvé de l’interviewer qu'il en avait rédigé une fiction parfaite. Continuant ma recherche sur mon téléphone portable et sur Louise, je découvris alors avec stupeur qu’elle serait une ou la source d’inspiration de La Fontaine pour sa fable « L’Amour et la Folie ». Cette fois-ci, pas question de paresse ou de manque de persévérance, je trouverai le texte original ! En deux clics et trois mouvements, j’arrivais au texte daté de 1555… Un texte d’une longueur si grande et d'un français si ancien, qu’après quelques lignes je sentis ma paresse terrasser ma persévérance. Un ultime effort inespéré me permis de débusquer « l’Argument » qui résume le "Débat de Folie et d'Amour". Puis je sautais à la fin du poème et trouvais la fameuse conclusion autour de "l’Amour et de la Folie".

Cher Bernard Pivot,
Merci une fois encore, pour cette joie si inattendue que vous m’avez procurée un mois après votre départ! Vous le merveilleux partageur, m’avez éclairé une nouvelle fois, et comme toujours, avec humour et finesse. Quel bonheur ! Merci du fond du cœur !

Fiami

L'histoire est belle et pourrait s'arrêter là, mais elle a une suite toute aussi stupéfiante que j'ai eu le bonheur de partager lors de la conférence tout public donnée pour le dixième anniversaire de Récite-moi La Fontaine en novembre 2025. J'y avais invité 2 amis: l'influenceur littéraire Martin Boujol et… Bernard Pivot!

 

La vidéo de cette présentation exceptionnelle sera mise en ligne d'ici quelques jours.

La fable manuscrite et colorée
par Fiami

L'Amour et la Folie
par Jean de La Fontaine

 

Tout est mystère dans l'Amour,
Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance:
Ce n'est pas l'ouvrage d'un jour
Que d'épuiser cette science.
Je ne prétends donc point tout expliquer ici:
Mon but est seulement de dire, à ma manière,
Comment l'aveugle que voici
(C'est un dieu), comment, dis-je, il perdit la lumière;
Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un bien
J'en fais juge un amant, et ne décide rien.
La Folie et l'Amour jouaient un jour ensemble:
Celui-ci n'était pas encor privé des yeux.
Une dispute vint : l'Amour veut qu'on assemble
Là-dessus le conseil des Dieux;
L'autre n'eut pas la patience;
Elle lui donne un coup si furieux,
Qu'il en perd la clarté des cieux.
Vénus en demande vengeance.
Femme et mère, il suffit pour juger de ses cris:
Les Dieux en furent étourdis,
Et Jupiter, et Némésis,
Et les Juges d'Enfer, enfin toute la bande.
Elle représenta l'énormité du cas;
Son fils, sans un bâton, ne pouvait faire un pas:
Nulle peine n'était pour ce crime assez grande:
Le dommage devait être aussi réparé.
Quand on eut bien considéré
L'intérêt du public, celui de la partie,
Le résultat enfin de la suprême cour
Fut de condamner la Folie
A servir de guide à l'Amour.

Débat de Folie et d'Amour
par Louise Labé (1524-1566)

 

Jupiter fit un grand festin, où il était commandé à tous les Dieux de se trouver. L’Amour et la Folie arrivent au même instant sur la porte du Palais, laquelle était déjà fermée et n'avait que le guichet ouvert. La Folie voyant l'Amour déjà prêt à mettre un pied dedans, s'avance et passe la première. L'Amour se voyant poussé, entre en colère ; la Folie soutenant qu’il lui appartient de passer devant. Ils entrent en dispute sur leurs puissances, dignité et préséances. L’Amour ne la pouvant vaincre de paroles, met la main à son arc et lui lâche une flèche, mais en vain parce que la Folie soudain se rend invisible et se voulant venger, ôte les yeux à l'Amour. Et pour couvrir le lieu où ils étaient, lui met un bandeau, fait de tel artifice, qu'impossible est de lui ôter.  Venus se plaint de la Folie, Jupiter veut entendre leur différent. Apollon et Mercure débattent le droit de l'une et l'autre partie. Jupiter les ayant longuement ouït, en demande l'opinion aux Dieux: puis prononce sa sentence.
...

Quand Mercure eut fini la défense de la Folie, Jupiter voyant les Dieux être diversement affectés et en contrariété d'opinions, les uns se tenant du côté de Cupidon, les autres se tournant à approuver la cause de la Folie, pour appointer le différent prononce un arrêt interlocutoire en cette manière :
"Pour la difficulté et l'importance de vos différents et diversité d'opinions, nous avons remis votre affaire d'ici à trois fois, sept fois, neuf siècles. Et cependant vous commandons de vivre aimablement ensemble, sans vous outrager l'un l'autre. Et la Folie guidera l'aveugle Amour et le conduira partout ou bon lui semblera."